Aperçu No 1

Le bruit des coups sur la porte résonnait dans tout le bateau, le faisant presque chavirer de désespoir, des coups de poing, des coups de pied, des cris, des insultes, tout ce qu’on entendait paraissait provenir de l’avant de la péniche…

L’horizon limité de la pièce lui était seulement visible du coin de l’œil gauche, la tête froide et inanimée gisait sur le sol froid et mouillé de déjections, d’urine et des crachats très certainement. La puanteur du vomi et le goût amer de la bière mélangée avec sa propre régurgitation commençaient à le réveiller doucement, ses vêtements étaient trempés.

Les cris se faisaient plus distincts et les voix familières: Miguel? Álvaro? Les coups de pied faisaient trembler l’habitacle, la porte valsait sur ses gonds sans jamais s’ouvrir tandis que la queue dehors s’allongeait et les cris et le mécontentement grandissaient…

Des petites formes, des carrelages octogonaux? hexagonaux? Des petites formes floues palpitaient au rythme de son coeur, les oreilles lui sifflaient dans le crâne, chaque clignement était une torture… un faible filet de voix s’échappa de sa poitrine:

« aaaaaaaïe… on dirait une fourmi »…

La petite fourmi traversait, à toute allure, l’habitacle des toilettes. Ses petites pattes se coinçaient de temps à autre dans les flaques de pisse et les petits morceaux de nourriture qui formaient le monticule de vomi. Dans sa course désespérée, la fourmi avait eu le temps de s’arrêter et de prendre sur son dos un petit bout de ce qui ressemblait à de la carotte… (et ici se pose une question d’ordre métaphysique: pourquoi est-ce que dans le vomi il y a toujours, inéluctablement, un petit bout de nourriture qui ressemble, inévitablement, à de la carotte?: les voies du Seigneur sont impénétrables)

Il étira le bras, allongea l’index et d’un coup sourd écrasa la fourmi, se léchant machinalement le doigt.

Il ferma les yeux et la lumière du néon se posa doucement sur ses paupières fermées, abandonné à l’ébriété, étranger au vacarme et au fracas de l’extérieur. D’un coup, sans préavis, projeté par un inextricable mécanisme de la mémoire vers un passé sauvagement enfoui dans ses synapses, il était là, encore là: encore dans la cour grise et froide où les herbes poussaient un peu partout entre les briques et les pavés du sol. Il tenait une petite main dans la sienne, et au bout de cette main le corps petit et fragile de son frère, sa coupe au bol, ses petits yeux, son petit visage rond et bronzé. 

Ils sortaient tous les soirs tuer les fourmis qu’ils suivaient depuis la maison, une longue file qu’ils s’amusaient à exploser avant qu’elles arrivent au mur et se sauver entre les briques.
La petite tête ronde de son petit frère… il portait toujours des polos rayés, était toujours en short, toujours bronzé et systématiquement enrhumé, éternellement asthmatique. 
Il rigolait, avec ses petits dents d’enfant son petit frère. Mais il riait d’un rire gêné, c’était comme si la cruauté du geste ne l’amusait pas du tout et qu’il ne rigolait que pour faire plaisir à son ainé.

Il était 18h30 et à 18h30 ils étaient toujours seuls, leur mère travaillait et la femme de ménage partait toujours une heure avant, elle estimait que le grand pouvait prendre soin du petit et se barrait pile au moment où sa telenovela finissait. Elle éteignait la télé et fermait le salon à clé, les laissant dans la cuisine, avec la petite cour comme seul passe-temps. 

Pauvres fourmis, pensa-t-il, victimes anonymes de la cruauté d’une adolescente, d’un gamin de 8 ans et de son petit frère de 5… Il chercha alors sa main, en tâtonnant l‘espace vide, essayant inconsciemment de tracer un pont spatiotemporel entre les continents et les décennies, mais il ne trouva que la dureté du sol imbibé d’eau… Les sons revinrent à lui soudainement et la violence du moment présent remplaça la vision idyllique du passé; le visage de son frère tournoyait et dansait dans l’habitacle vertigineusement. Il ouvrit les yeux et pendant quelques instant ne vit rien, un éclatement laiteux lui blessa les yeux et tout était blanc… Il pensa à Borges, pendant un fragment de seconde il se souvint que le poète argentin décrivit sa cécité comme une toile blanche, que les aveugles, contrairement à ce que l’on pense, ne voyaient pas que du noir. 

Pendant ces quelques instants de cécité, de vide laiteux, il le vit une dernière fois, dans la cour plongeant dans le lavoir gelé, en short et en t-shirt… trempé de la tête aux pieds… son petit corps de 5 ans tremblant de fièvre…

Les pompiers.

L’ambulance.

(…)

La porte tomba sèchement, s’écrasant a côte de son corps toujours au sol. Les coups de pied finirent par la faire tomber et deux hommes immenses rentrèrent dans la pièce lui prêter secours. Leur stupéfaction contrasta ridiculement avec les rires de l’homme qui se tordait par terre, les larmes aux yeux… la musique de merengue et la salsa trônaient dans la salle remplie, au loin, dans la joie.

On le sortit sur un brancard, les yeux ouverts, écarquillés.

Dehors régnaient la nuit et l’oubli.

Deja un comentario